

_____Le pauvre estomac de von Falkenstein criait sérieusement famine alors que la Mercedes franchissait le dantesque portail de fer forgé de l'Institut de l'Ahnenerbe. Les nombreux bâtiments d'avant la grande guerre appartenant à la tanière du docteur Rip Merken occupaient plusieurs hectares. Ils étaient ceints d'une véritable muraille en brique brunâtre, presque couleur de rouille, qui jurait fortement avec le pan de la Forêt Noire qui entourait le complexe, comme une trace de sang frais sur du cirage. Les baraquements, le manoir et les dépendances étaient autrefois la propriété d'un riche bourgeois, qui s'était constitué un patrimoine foncier important en exportant du bois avant de rejoindre le Parti. Il avait donc légué son terrain ainsi que ce qui s'y trouvait à l'Ahnenerbe, en guise de déclaration de sympathie et de fidélité. C'était, en somme, la dot qu'on donnait pour épouser une place importante au sein du NSDAP. La scierie et les ateliers avaient été reconvertis en logements, bibliothèques, amphithéâtres, cabinets de curiosités et autres salles d'examens aménagés selon la convenance de ses nouveaux propriétaires.
_____La voiture imposante franchit au pas une allée bordée de chênes, les pneus crissant doucement sur le gravier clair et von Falkenstein eut le temps de détailler le vaste parc que contenait l'Institut. Des sentiers rectilignes et pavés couraient devant des bâtiments n'excédant pas trois étages, les montants des larges portes d'entrée trahissant les anciens bureaux de la scierie. Ceux-ci formaient un П grec au milieu duquel on avait goudronné une place à la hâte pour y parquer les différents véhicules – voitures et camions d'approvisionnement alimentaire et matériel – de l'Institut.
_____C'est là que se gara Volker.
_____— Restez ici, ordonna-t-il au sergent de la Wehrmacht, sorti également.
Ce dernier était en train d'essayer de se débarrasser de la boue séchée qui lui collait au pantalon, afin de paraître plus présentable en ces lieux qui fleuraient bon l'efficacité austère si chère aux architectes germaniques.
_____— Herr Capitaine... fit mine de commencer Carl Volker.
_____— Vous pouvez partir à la recherche des cuisines, l'interrompit von Falkenstein, qui savait très bien où son pitoyable chauffeur voulait en venir. Vous avez deux heures. Entendu ?
_____— Entendu, Herr Capitaine, répondit précipitamment le sergent en grimaçant de soulagement et en le saluant avec respect avant qu'il ne tourne les talons.
_____Profondément ravi de se retrouver enfin seul après cet horripilant et ridiculement long trajet, von Falkenstein s'éloigna le long d'une allée symétriquement pavée qui bordait les anciens bureaux en Π.
_____Sortant une cigarette dans l'espoir de couper la faim de plus en plus envahissante – il était plus de quinze heures et il n'avait rien avalé depuis le petit matin – il s'arrêta afin de s'orienter et en profita pour se coiffer de son képi réglementaire. Il se trouvait à une centaine de mètres du grand hangar qui abritait autrefois la machinerie de l'exploitation, refondue en une sorte d'hôpital, s'il en croyait la signalisation tarabiscotée plantée au croisement piéton. La vue gênée par les arbres centenaires, il ne voyait pas le bâtiment en entier mais peu lui importait. Il devait se rendre au centre nerveux de l'Institut, qui n'était rien d'autre que le manoir de l'ex-propriétaire de la scierie, devenu bureaux administratifs et logeant les personnalités remarquables de l'Ahnenerbe. Il prit donc cette direction, longeant ce qui lui sembla être un corps de ferme et des étables, contournant ces dernières par la gauche et suivant toujours les pavés clairs, qu'un banc surchargé de fioritures venait parfois égayer.
_____ C'était propre, bien ordonné, mais très civil. Un agréable changement après son casernement militaire de Stuttgart.
_____« Ooooh, Herr Capitaine, mais d'où sortez-vous ? Aaaah, la Sanitätstaffel, vraiment ? Vous êtes docteur, c'est ça ? De Stuttgart, dites-donc, c'est pas la porte à coté. » Et caetera.
Mais aussi enthousiastes qu'ils pouvaient se montrer, les gardes furent incapables de lui indiquer précisément où se trouvait Herr Doktor Rip Merken, ni qui s'était exactement, d'ailleurs.
_____« Un docteur en raciologie, oui, mais lequel ? Vous savez, il y en a beaucoup ici, l'Institut en est tellement rempli que ça déborde... »
_____Avec un petit effort de remémoration, ils lui fournirent qu'une vague description du fameux personnage, si bien qu'il ne s'attarda guère et poursuivit sa route. Il marcha en direction des tourelles décoratives du grand manoir aux larges ailes qu'il voyait entre les cimes des gros chênes, droit devant lui. Il était à mi-chemin de sa destination quand il entendit quelqu'un le héler dans son dos. Se retournant, il vit un homme de taille moyenne, âgé d'une bonne quarantaine d'années, se diriger vers lui d'un pas leste et en conclut qu'il s'agissait de celui qu'il cherchait. Cheveux blond pâle, yeux d'un brun de pierre chaude cerclé de lunettes, ce dernier avançait d'un pas un peu bondissant, gaillard. La jaquette rayée ouverte, il se fichait éperdument de la bruine persistante qui flottait dans l'air et donnait l'impression de marcher au son d'une fanfare qu'il était le seul à entendre.
L'instant d'après, le docteur exagérément jovial confirma son identité avec un large sourire étirant sa bouche épaisse :
_____— Docteur Gustav Rip Merken, s'annonça-t-il. Ravi de vous rencontrer. Vous êtes bien le SS que j'ai demandé à Stuttgart ? Vous venez de Stuttgart, n'est-ce pas ?
_____« Non, enfoiré, je me suis perdu en cherchant une boulangerie », pensa l'intéressé en se retenant de faire la moue. Ravalant la répartie caustique, il lui tendit une main gantée.
_____— Herr SS-Hauptsturmführer von Falkenstân, se présenta-t-il alors que le chef de l'Institut lui secouait le bras.
Le docteur continuait de sourire, révélant une dentition blanche et impeccable. L'affabilité faite homme, avec une chemise au col rigide qui avait quelque chose d'un vicaire, mais la poigne molle d'une nature lâche.
_____— Von Falkenstân ?
_____— Falkenstein, se corrigea le capitaine-SS.
_____— Un ressortissant de la noblesse allemande, hein ? Je vous en prie, suivez-moi.
Rip Merken partit en sautillant presque d'enthousiasme comme un drôle de pigeon. Encore un peu et il se mettrait à roucouler.
_____— Je suis Autrichien, rectifia machinalement von Falkenstein en emboîtant le pas au docteur en costume trois pièces d'un marron chic.
_____— Oh ! D'accord. Je me disais bien que vous aviez un drôle d'accent ! De toute manière, vous êtes citoyen du Reich avant tout, n'est-ce pas ? déblatéra l'oiseau myope. Et, si je puis me permettre une indiscrétion, qu'est-il arrivé à votre nez ? Vous saignez.
_____— Ça... un léger accident sur le chemin. Merci au dégénéré consanguin qui me faisait office de taxi, expliqua-t-il en se frottant les phalanges à l'aide de son mouchoir, déjà bien tâché de rouge sombre.
_____— Ça n'a pas l'air cassé. Je vous ferais apporter de la glace pour que ça désenfle, une fois qu'on sera arrivés, lui promit Rip Merken.
_____— Merci.
_____— Dites-moi, Herr SS-Hauptsturmführer von Fa... von Fel... Herr SS... bon sang, s'embrouilla légèrement le docteur. Hm, votre prénom, c'est quoi ? se reprit-il.
_____— Hans, cracha son interlocuteur.
_____— Dites-moi, Hans... je vais vous appeler Hans, j'espère que cela ne vous gêne pas ? s'intéressa Rip Merken avec prévenance. Je ne suis qu'un modeste docteur civil que peu familier des protocoles militaires, donc je vous en prie, ne vous formalisez pas... toutes vos histoires de grade, j'y comprends rien...
_____— Pas de problèmes, renifla l'apostrophé avec un air qui disait le contraire.
_____— Savez-vous pourquoi j'ai demandé à la Kommendantur1 de Stuttgart de vous envoyer ici, Hans ?
Le capitaine-SS s'autorisa un mince sourire contrit en regardant le docteur.
_____— Le colonel Lasth a été plutôt évasif à ce sujet. Il m'a dit que l'Institut avait désespérément besoin de quelqu'un possédant mes compétences, sans toutefois spécifier lesquelles, prononça-t-il, légèrement agacé.
_____— Désespérément besoin, répéta le docteur en exhibant une fois de plus sa dentition étincelante. Ce vieil Ulrich Lasth a le don d'employer les mots justes. Vous êtes le seul officier à cinq cent kilomètres à la ronde et j'exagère à peine, qui sache aligner plus de deux mots en ukrainien et il se trouve que c'est justement ce que je cherche depuis plusieurs mois...
_____— Et pourquoi ? s'enquit sèchement von Falkenstein, guère d'humeur à faire des politesses.
_____— Oh, c'est une longue histoire que je ne tiens pas à vous imposer dans l'immédiat, répondit Rip Merken en rajustant ses lunettes alors qu'ils arrivaient près du perron du manoir. Vous devez être affamé après ce long trajet. Allons nous restaurer et je vous expliquerais ça devant un bon verre. En plus, il pleut, alors on sera mieux à l'intérieur...
_____— Ça sera avec plaisir, dit von Falkenstein d'un ton enfin détendu. Je crève la dalle.
Belysis, Posté le samedi 20 février 2016 06:08
Un chapitre assez court, mais très agréable à lire :)
Tu soignes vraiment bien tes descriptions, elles ne sont pas ennuyantes. Et tu travailles parfaitement bien les cinq sens. Pour le lecteur, c'est un vrai
bonheur !
J'adore le caractère de ce fameux Hans. Il est hyper froid ... MAIS QU'EST-CE QUE J'AIME CA.
J'ai remarqué que tu arrives bien à différencier les deux personnages. Enfin niveau dialogue (langage, politesse), caractère et physique. Parce que certains écrivains créent des personnages qui possèdent le même caractère, la même façon de parler, presque le même physique... Et je trouve que ce n'est pas réaliste. Enfin bref, moi-même je crois que j'en fait partie :') Et toi tu arrives à déjouer cette faute :)
Hâte d'en apprendre plus sur ces personnages et cet Institut !
Bonne journée :)
Bely'